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Titre : Pourquoi les hommes fuient ?
Auteur : Erwan Larher
Éditeur : Quidam éditeur
Ce que fuient les hommes et ce que veulent les femmes
Jane, la vingtaine, un peu paumée, vit de petits boulots, de petits larcins, de petites aventures sans sentiments et sans lendemains, de petites joies et de grosses désillusions. Elle vient de perdre sa mère qui lui laisse des souvenirs un peu décalés et un grand vide que l’absence d’un père ne peut combler. Un peu par hasard, un peu par nécessité aussi, elle va se lancer sur la piste de cet homme qui n’a pas pu ou pas voulu assumer son rôle de père en disparaissant un beau jour définitivement.
Les pistes de Jane mènent rapidement vers deux hommes, anciens membres du même groupe, Carlotte Corday, qui a eu son heure de gloire avant d’imploser face au succès mais surtout à la trahison de l’un de ces deux hommes envers l’autre. L’un s’appelle Joris, l’autre Johann. Les deux « Jo », homonymie du surnom sur lequel Erwan Larher joue parfaitement tout au long de son roman.
Il alterne les chapitres qui parlent de Jane, de sa vie, de ses recherches, de ses déboires, de ses petites conquêtes et de ses grands échecs, et ceux qui évoquent successivement l’un des deux Jo. Erwan Larher se garde bien de montrer clairement de quel Jo il s’agit à chaque fois, même si certains éléments permettent d’en choisir un plutôt qu’un autre.
Et puis il y a des chapitres plus « neutres », qui ne sont pas directement les voix d’un des protagonistes principaux de l’histoire.
Ce choix de structure de son roman l’a assez naturellement amené à choisir de faire parler ses chapitres avec des « voix » différentes : Jane s’exprime à la première personne, les deux Jo s’expriment à la deuxième personne du singulier (un « tu » qui interpelles aussi le lecteur qui pourrait se sentir concerné ou par les époques du passé ou du présent évoquées par ces Jo ou par les aventures qu’ils narrent) et, enfin, les chapitres « neutres » s’écrivent à la troisième personne du singulier.
Il y a plusieurs choses qui se jouent dans le récit d’Erwan Larher. En premier lieu, certaines d’entres elles tournent autour de Jane. Jane est une adulescente de son temps : rivée à Facebook et aux réseaux, elle vit une partie de sa vie par procuration. Elle est cash, directe, sans fard et surtout sans limites. Cela fait sa force mais la met en butte à de vraies relations humaines. Jane voit littéralement les auras des gens qu’elle croise autour d’elle : les bonnes comme les mauvaises. Elle voit la diversité du monde et sa mauvaiseté : elle voit les flics qui se corrompent, le monde qui se dirige vers son propre gouffre et les êtres humains qui perdent leur personnalité en perdant leur aura. Le monde se mécanise dans le mauvais sens du terme.
En deuxième lieu, le jeu des trahisons du passé et des envies de vengeance entre les deux Jo sert de second fil conducteur au récit d’Erwan Larher. Le roman témoigne d’une certaine époque, aujourd’hui révolue, et du schisme qui s’est produit entre une société droite dans ses bottes, fidèles à ses idéaux et une société qui a vendu son âme au dieu (au diable !) argent. Les deux Jo ne sont finalement que des symboles.
Enfin, se joue dans toutes ces histoires, dans tous ces fils, le rapport de tout un chacun avec la réalité. Tout n’est qu’illusion et doute, tout est mouvement et instabilité : le passé de la mère de Jane n’est pas aussi lisse qu’il semblait à la jeune fille, les certitudes de Jane fondent successivement comme neige au soleil, l’identité du père est floue et prend alternativement les traits d’un Jo ou d’un autre, ou mélange allègrement les deux portraits, les êtres humains se mécanisent… Le monde que décrit Erwan Larher est un monde de chimère, un monde créé par un écrivain pour ses lecteurs… Qu’en est-il alors de Jane sur qui tout repose ? Si Jane doit douter de tout, quelle doit être la posture du lecteur ?
Les voix masculines sont ici comme mises en sourdines par rapport aux voix féminines qui portent mieux, qui portent plus loin, qui sont plus claires et audibles. Les deux Jo sont plutôt passifs, presque contemplatifs, dans le récit d’Erwan Larher. Les deux jeunes que Jane croise dans un train qui file vers la province sont subjugués par l’attraction que Jane opère sur eux, l’écrivain avec lequel Jane dîne au début du roman se retrouve sous la coupe de Jane (qu’il tente d’ailleurs de réduire à des clichés romanesques qui ne collent pas à la réalité du personnage !). Du côté des femmes de ce récit, Jane croise des personnalités fortes : sa mère, malgré son absence dès le début, l’ex petite amie de Joris et Johan… Ce sont les femmes qui impriment le tempo du récit.
Ce roman se déroule sur le rythme effréné des tempos des scènes rocks et punks des années 1970-1980. Il entraîne le lecteur sur les pas de Jane sans jamais ralentir. Le lecteur sort de ce récit essoufflé mais heureux d’avoir croisé ces destins, pas forcément hors du commun, mais férocement humains. La fuite n’est rien d’autre qu’une posture pour continuer à avancer, ne pas s’arrêter, ne pas regretter. La fuite se fait en avant.