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Titre : Un bref instant de splendeur

Auteur : Ocean Vuong

Traduction : Marguerite Capelle

Editeur : Gallimard

Un intense moment de lecture

C’est une longue lettre, écrite par un fils à une mère qui ne la lira jamais. Ce fils est de mère vietnamienne et de père américain. Cette mère ne parle pas américain. L’impossibilité dans laquelle elle se trouve de lire les mots de son fils autorise ce dernier à se livrer sans fard, à coucher sur le papier ce qu’on ne pourrait jamais dire à ses parents.

S’il est sincère, honnête et transparent avec sa mère (et donc ses lecteurs), Ocean Vuong l’est aussi et surtout avec lui-même. Il ne s’épargne jamais : il s’écrit en fait à lui-même, pour faire le point sur son passé et envisager son futur. Et il n’épargne pas non plus cette mère, violente, déracinée, aculturée ou intransigeante et aigrie mais aussi aimante et protectrice.

Cette franchise assumée par l’auteur fait que certains passages sont écrits pour rendre compte de leur crudité, de leur caractère brut et parfois brutal. Mais dans le texte d’Ocean Vuong, il n’y a jamais rien de vulgaire, de gratuitement provocateur.

Ocean Vuong a eu une enfance perturbée sur de nombreux points. Son origine vietnamienne n’a pas été un frein en elle-même mais l’isolement culturel et linguistique de sa mère a exigé de sa part une présence constante et active auprès de sa famille. La découverte de son homosexualité n’a pas été de tout repos : la société américaine dans laquelle il grandit ne voit pas d’un bon œil l’homosexualité et la culture familial l’envisagerait plutôt comme une tare.

Dans ce récit, il y a tout ce qu’on peut rechercher et aimer dans la littérature. Ocean Vuong y met du personnel et de l’intime. Il y ajoute de la réflexion, de l’amour, de l’empathie, des considérations sur la vie, sur la mort, sur les drogues, sur la création et le métier de romancier. Il y est question d’enfance, de construction psychologique, d’éducation ou d’absence d’éducation, d’amour ou d’absence d’amour. Il y est question de la nécessité de se dépouiller des oripeaux de l’enfance, d’une manière ou d’une autre pour pouvoir avancer, parce qu’on ne grandit jamais vraiment. On ne s’émancipe jamais de l’enfant qu’on était plus jeune, on peut au mieux s’extirper de son environnement, faire évoluer l’enfant en adolescent puis en adulte, mais il reste toujours quelque chose du passé. C’est d’une richesse impressionnante sur le fond. C’est d’une richesse impressionnante sur le fond.

Et que dire de la forme, alors ! Ocean Vuong aurait pu habiller ses sentiments, ses pensées, ses souvenirs d’habits quelconques. Il les pare de ses plus beaux atours. La forme peut faire mentir le fond. Chez Ocean Vuong elle le sublime, elle l’enrichit, elle le développe.

J’aurai voulu pouvoir citer tout le texte d’Ocean Vuong, je me contenterai de deux extraits, dont le choix est parfaitement subjectif… Ce ne sont pas les plus poétiques du livre, certains sont plus expérimentaux en matière de forme, mais ils rendent à mon sens hommage à la fois à la personne qu’est Ocean Vuong et à ce qu’il a à dire autant que de la manière dont il le dit, par l’entremise d’une excellente traduction qui plus est.

« On dit que si on désire quelque chose assez fort on finit par en faire un dieu. Mais si tout ce que j’ai jamais voulu, c’était ma vie, Maman ?

Je repense à la beauté, à ces choses qu’on chasse parce qu’on a décidé qu’elles étaient belles. Si la vie d’un individu, comparée à l’histoire de notre planète, est infiniment courte, un battement de cils, comme on dit, alors être magnifique, même du jour de votre naissance au jour de votre mort, c’est ne connaître qu’un bref instant de splendeur. Exactement comme en ce moment, alors que le soleil pointe, bas entre les ormes, et que je ne fais plus la différence entre lever et coucher de soleil. Le monde, rougeoyant, m’apparaît identique – et je perds toute notion d’est en ouest. Les couleurs ce matin ont la teinte élimée de ce qui est déjà sur le départ. Je pense à la fois où Trev et moi étions assis sur le toit de la remise, à regarder le soleil sombrer. Ce n’était pas tant son effet qui me surprenait – cette façon de changer, en quelques instants compressés, la perception qu’on a des choses, y compris de nous-même –, c’était le fait même qu’il me soit donné de le voir. Parce que le coucher de soleil, comme la survie, n’existe qu’à l’orée de sa propre disparition. Pour être magnifiques, il faut d’abord être vu, mais être vu permet que l’on vous chasse. »

« Parce que je suis ton fils, ce que je sais du travail, je le sais pareillement de la perte. Et ce que je sais des deux, je le sais de tes mains. Je n’ai jamais senti leur souplesse d’autrefois : tes paumes déjà calleuses et pleines de cloques bien avant ma naissance, puis encore abîmées par trente ans de travail à l’usine et dans les salons de manucure. Tes mains sont affreuses – et je déteste tout ce qui les a rendues ainsi. Je déteste qu’elles incarnent le naufrage et le solde d’un rêve. Et toi qui rentrais à la maison, soir après soir, t’affalais sur le canapé, et t’endormais en moins d’une minute. Je revenais avec ton verre d’eau et tu ronflais déjà, les mains posées sur tes genoux comme deux poissons à moitié écaillés.

Ce que je sais, c’est que le salon de manucure est davantage qu’un lieu de travail, un atelier de beauté, c’est aussi un endroit où nos enfants grandissent – un certain nombre d’entre eux, comme le cousin Victor, développeront de l’asthme après avoir respiré les vapeurs toxiques pendant des années dans leurs poumons pas tout à fait finis. Le salon est aussi une cuisine où, dans les arrière-boutiques, nos femmes s’accroupissent à même le sol au-dessus d’énormes woks qui bouillonnent et grésillent sur les plaques électriques, où des chaudrons de pho mijotent et emplissent de vapeur ces espaces étriqués, dans des arômes de clous de girofle, cannelle, gingembre, menthe et cardamome mêlés de formaldéhyde, toluène, acétone, Ajax et eau de Javel. Un endroit où le folklore, les rumeurs, les histoires à dormir debout et les blagues du pays natal sont racontés, amplifiés, où des arrière-boutiques grandes comme les penderies des gens riches résonnent d’éclats de rire qui s’éteignent bien vite dans un silence sinistre, intact. C’est une salle de classe de fortune où nous arrivons, fraîchement débarqués du bateau, de l’avion, des profondeurs, espérant que le salon ne sera qu’une escale temporaire – jusqu’à ce qu’on retombe sur nos pieds, ou plutôt jusqu’à ce que nos mâchoires se fassent aux syllabes anglaises. On s’y penche sur les manuels, assis aux tables de manucure, pour terminer les devoirs de cours du soir d’anglais langue étrangère qui nous coûtent le quart de notre salaire.

Je ne resterai pas longtemps ici, peut-on nous entendre dire. Bientôt je trouverai un vrai boulot. Mais la plupart du temps, parfois au bout de quelques mois ou même de quelques semaines, nous pousserons de nouveau la porte de la boutique, la tête basse, notre ponceuse de manucure calée sous l’aisselle dans un sac en papier, et demanderons à reprendre notre poste. Et souvent la propriétaire, par pitié, par compréhension ou bien les deux, se contentera de désigner du menton une table vide – car il y a toujours une table vide. Parce que personne ne reste assez longtemps et qu’il y a toujours quelqu’un sur le départ. Parce qu’il n’y a pas de salaires, de sécurité sociale ou de contrats, le corps étant le seul matériau avec lequel et à partir duquel travailler. Parce que nous ne possédons rien, il devient son propre contrat, une déclaration de présence. Nous ferons cela pendant des décennies – jusqu’à ce que nos poumons ne puissent plus respirer sans faire d’œdème, que les produits chimiques nous durcissent le foie –, nos articulations fragilisées enflammées par l’arthrite… et nous nous tricoterons ainsi une sorte de vie. En l’espace de deux ans, le nouvel immigré apprendra que le salon, au bout du compte, est un endroit où les rêves se muent en savoir calcifié de ce qu’il en coûte d’habiter les os d’un Américain meurtri, empoisonné et sous-payé – avec ou sans la nationalité.

J’aime et je déteste tes mains usées pour tout ce qu’elles ne seront jamais. »