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Alexandra Koszelyk, Aux Forges de Vulcain, culture, falsification, héritage, K, littérature, mémoire, Ukraine

Titre : L’archiviste
Auteur : Alexandra Koszelyk
Editeur : Aux Forges du Vulcain
Qu’est-ce qui pourrait sauver un peuple ?
K, archiviste ukrainienne, vit et travaille dans une ville ravagée par la guerre. Dans les sous-sols de sa bibliothèque, elle entrepose et protège une part de l’art et de l’histoire de son pays. Jusqu’au jour où l’envahisseur, sous les traits d’un obscur personnage mystérieux, impersonnel comme peut l’être un ennemi dont l’invasion est aussi bien physique que morale ou psychique et qui peut être tour à tour militaire, administratif, économique…, vient la voir pour lui demander de falsifier l’héritage culturel de son pays.
En s’attaquant, par l’intermédiaire de K, à celui-ci, il va chercher à gommer a posteriori ce qui fait l’identité, et donc l’indépendance, de l’Ukraine vis-à-vis de ce grand frère russe passablement envahissant.
K va devoir en premier lieu s’attaquer aux paroles de l’hymne national ukrainien avant de modifier le dessin d’un vitrail du XX° siècle ou de falsifier des moments historiques clefs de l’Ukraine que sont l’Holodomor (grande famine du début des années 1930), Tchernobyl ou Maïdan (révolution ukrainienne de 2014), faire des retouches à un livre de Gogol…
A travers ces modifications, et toutes les autres exigés de l’envahisseur russe auprès de K, c’est à la singularité et surtout à l’unité et à l’identité du peuple ukrainien qu’on veut porter atteinte, à son attachement aux combats des cosaques des siècles passés et « pères fondateurs » de l’Ukraine. A propos de Maïdan, Alexandra Koszelyk résume cette idée fondamentale d’unité qui se perpétue à travers l’histoire ukrainienne : « les gens s’étaient organisés ; sans qu’aucun chef soit désigné, ils s’étaient réunis par centaines, un peu comme ces cosaques qui se regroupaient par « sontia ». C’était la même chose à Maïdan. Un journaliste à l’époque s’était même demandé si les Ukrainiens avaient ça dans le sang, cette façon de s’unir et de faire face, sans chef et sans hiérarchie, chacun étant membre d’un essaim inextricable. »
Alors certes la puissance militaire peut défaire des êtres humains. Mais elle ne peut supprimer un sentiment d’appartenance à quelque chose de plus grand qu’une simple somme d’individus. S’attaquer à un patrimoine culturel devient alors indispensable. L’envahisseur, pensant avoir remporté son combat idéologique, avoue à K la vacuité du combat militaire isolé et lui révèle les conséquences des modifications auxquelles il lui demande de procéder, comme dans un aveu de faiblesse involontaire :
« L’armée seule ne serait arrivée à rien. Il fallait bien user d’autres moyens, établir une autre stratégie qui ne passe pas par la force, mais bien par la culture. Voilà comment votre pays pliera. Ce que je vous demande de faire aura besoin de plus de temps pour se mettre en place, mais ce sera à terme bien plus efficace… (…) moi, je veux montrer aux habitants de votre pays qu’ils étaient dans l’erreur, que leurs croyances étaient fausses puisqu’elles ne sont plus réelles ! Et avec les temps, ils me croiront. L’esprit humain a ceci d’étrange : il n’aime pas le factice, mais à force d’y vivre, on finit par lui trouver du vrai. Vos semblables ne se souviendront plus de ce qu’ils avaient vu auparavant. A force, ils se rallieront à ce nouvel état, puisqu’il sera le seul, ils cesseront de me parler de cette liberté si chère à leurs yeux. Il n’y aura plus qu’une vérité, celle que vous allez créer grâce à vos connaissances et vos compétences artistiques. »
Mais alors, comment braver ces injonctions criminelles ? La très belle idée d’Alexandra Koszelyk est d’entourer K d’ombres qui peuplent les sous-sols de sa bibliothèque et qui vont, à chaque « commande » de l’envahisseur, l’emmener faire un voyage dans le temps pour la transporter en qualité de témoin au moment où les œuvres qu’elle doit falsifier ont été créées : à la première présentation de l’hymne, dans les affres de la création de Gogol, auprès de victimes de Tchernobyl ou de l’Holodomor. Cette astuce permet à l’auteur à la fois de montrer l’idée forte qui sous-tend chaque œuvre à laquelle K doit toucher et de permettre à K de rapporter de son voyage temporel un témoignage probant de l’œuvre originale pour faire ne sorte que celle-ci ne disparaisse pas réellement.
Derrière ces considérations qui pourraient déjà largement suffire à faire de ce récit, il y a la plume somptueuse d’Alexandra Koszelyk et le fait que la puissance de l’art et de la culture repose dans son pouvoir à la fois évocateur et imaginaire : la littérature, pour reprendre le medium privilégié d’Alexandra Koszelyk, est un témoin formel et privilégié qui permet à une idée d’exister et de durer. Pour Alexandra Koszelyk, le pouvoir des mots n’est rien d’autre qu’incommensurable : « K s’attardait rarement dans les rues, où elle peinant à trouver les échos de l’ancien temps. Il n’y avait plus que les livres pour rejoindre le chemin qu’elle connaissait. Au cœur de tous ces ouvrages, l’oralité du monde s’était effacée au profit de la page et de l’encre. L’écrit est ce chant silencieux qui conserve les productions de l’esprit au long des siècles : qu’est-ce qu’une langue, si ce n’est une musique au secours d’une idée, une harmonie et un rythme portés par les trouvailles de l’imaginaire ? ».
A travers ce texte, fort et poétique, engagé, presque viscéral, Alexandra Koszelyk répond, à sa manière, à une question fondamentale : en dehors des êtres humains eux-mêmes, qu’est-ce qui est constitutif d’un peuple, d’une identité ? C’est brillant, c’est beau, c’est humain, et c’est surtout précieux et indispensable… Alexandra Koszelyk effectue à travers ce livre le même travail de mémoire que K, allant jusqu’à partager l’initiale de son nom avec son héroïne pour mieux démontrer que nous pouvons tous être des archivistes patrimoniaux.