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Titre : Mâchoires
Auteur : Monica Ojeda
Traduction : Alba-Marina Escalon
Editeur : Gallimard
Serrer les dents
Une remarque liminaire que je me dois de faire même si j’aimerai ne pas avoir à le faire tellement ce débat me semble d’arrière-garde (#triggerwarning) : c’est publié dans la collection « blanche » de Gallimard (celle intitulée « Du monde entier ») mais cela n’en est pas. En tout cas ce n’est pas que cela. Pour être un peu plus clair, disons que les thèmes abordés sont universels, que la matière première est une matière de « blanche », mais que l’histoire est tout sauf « blanche », que le produit fini est plus brut que ce qu’on trouve habituellement sous cette catégorisation. Preuve que les cases dans lesquelles on se plaît à ranger les livres ne sont valables que pour les bibliothèques mais qu’en terme de classification, elles ne servent plus à rien.
Ceci étant posé, « Mâchoires » est le récit d’une séquestration d’une élève par sa professeure. Tout le challenge de Monica Ojeda, à partir de ce sommaire résumé, réside dans le fait de ne dévoiler que petit à petit le motif de cette séquestration. Elle le fait admirablement bien en entremêlant les récits. Au nombre de trois, ils se concentrent sur les scènes se déroulant dans la cabane servant de prison, celles ayant lieu dans le cabinet du psy de Fernanda et celles retraçant les relations entre Fernanda et ses amies, et enfin sur le passé de Clara, la prof kidnappeuse.
Le passé de la prof, Clara, est une des clefs qui explique l’enlèvement de Fernanda. Harcelée par des élèves dans son précédent poste, entretenant des relations amour/haine avec sa propre mère, Calra développe une relation un peu similaire avec Fernanda. Cette dernière se retrouve prise au centre d’une relation toxique dans laquelle il est plus que difficile de démêler ce qui est du ressort de l’attraction de ce qui a trait au rejet, à la haine ou à la punition.
Fernanda, de son côté, n’est pas une adolescente exempte de tout reproche. Le groupe qu’elle forme avec ses amies est à l’origine d’actions et d’agissements tout aussi malsains. Le corset moral, imposé à ces jeunes filles par l’institution catholique où elles étudient, émanation de l’Opus Dei, n’est là que pour mieux exploser littéralement quand ces jeunes filles sont livrées à elles-mêmes et à la puissance de leur soif de liberté. Leur imagination n’a alors plus de limite et leur perversité non plus.
Si la perversité semble s’emparer des jeunes filles, que dire des adultes qui paraissent tous être sous la coupe de la folie… Quelles qu’en soient les raisons, Clara n’a pas toute sa tête, comme on dit. Elle mélange allégrement son rôle de fille par rapport à sa mère et celui de mère putative par rapport à Fernanda. Récit hautement féminin et féministe par certains côtés, Monica Ojeda n’en broie pas moins ses personnages entre les mâchoires de la perversion et de la folie. Ce n’est d’ailleurs pas par manque d’empathie envers eux qu’elle procède ainsi. C’est peut-être et avant tout parce que ceux-ci ne méritent pas mieux.
L’ensemble du récit de Monica Ojeda tourne autour des relations mères-filles, que les personnes concernées soient liées ou non entre elles par des relations maternelles et filiales. Ces dernières peuvent aussi bien être réelles que fantasmées.
L’auteur aborde ces rapports de manière totalement directe, brute et parfois crue ou violente. L’idée n’est pas tant de choquer que de faire réfléchir. Quoi de mieux pour ce faire que de jouer sur la provocation du lecteur, de ses sentiments, de ses sensations. C’est en se confrontant à de tels récits qu’un lecteur forger sa propre opinion et ses propres références.
Entre Monica Ojeda et Mariana Enriquez (« Notre part de nuit »), l’Amérique du Sud dispose de deux voix essentielles dans l’univers littéraire, de voix qui ont des choses à dire et le talent pour le dire.