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Titre : Le silence selon Manon

Auteur : Benjamin Fogel

Editeur : Rivages

Manon à la source de la transparence

Benjamin Fogel a lancé avec « La transparence selon Irina » un triptyque dont voici le deuxième opus : « Le silence selon Manon ». Le premier roman abordait, dans le cadre d’une dystopie anticipative, les problèmes soulevés par l’anonymisation des profils des réseaux sociaux.

Ce sujet reste important, pour ne pas dire essentiel, en ce qu’il continue à offrir une sorte d’impunité pour celles et ceux qui en usent et en abusent. Mais il est comme chapeauté par la question du genre, dans son sens le plus large possible. Le récit oppose deux camps : d’un côté les neo straight edge, qui rajoute tout un pan féministe à la mouvance straight edge historique, et de l’autre les incels, ces « involuntary celibate » ou « célibataires involontaires », résolument misogynes.

Les premiers sont représentés sur la scène musicale par le groupe Significant Youth. En pleine lumière, ils sont agressés par des incels qui quittent l’ombre des réseaux pour intervenir dans la vie réelle, sans toutefois dévoiler leurs identités. L’activisme et l’intransigeance de chaque partie provoque l’escalade des violences, au origines autant internes qu’externes à chaque groupe.

Benjamin Fogel est un fin, et peu optimiste, observateur du monde, des réseaux, des hommes  et de leurs dérives. Et il ne prend pas parti. Si on se doute bien vers qui s’orientent ses opinions, Benjamin Fogel se montre par contre très critique d’une part envers les méthodes et le jusqu’au-boutisme des neo straight edge aussi bien que des incels et d’autre part à l’encontre des contrastes souvent flagrants entre d’un côté les attitudes et les discours de façade, en public, et de l’autre les actes perpétrés en privés. L’auteur ne prend aucune pincette avec ses personnages et les met dans des situations où ils sont forcés de se confronter à leurs propres contradictions.

Et finalement, les armes des uns et des autres restent somme toutes les mêmes, peu importe les idées défendues. « Le geste est caractéristique d’une époque confuse, propre à l’inversion des valeurs, où les propagateurs de haine dénaturent les propos de leurs adversaires pour les présenter comme fascistes. Car si tout est fascisme, alors plus rien ne l’est, et les salauds ne sont plus tant que ça des salauds ».

Et pourtant on retrouve quand même des mecs bien (à tout le moins pas trop mal, pas totalement perdus) mais un peu (beaucoup) paumés psychologiquement chez les soi-disant salauds et des salauds du côté des soi-disant chevaliers blancs de la cause féministe, censément altruistes, ouverts, cleans… Tout n’est pas aussi pourri qu’il y paraît au royaume des incels et tout n’est pas aussi rose qu’il devrait être chez les neo straight edge.

Je ne vais pas rentrer dans le détail des profils psychologiques des différents protagonistes, ce serait vous gâcher une grande partie de la découverte de ceux-ci qui fait une grande partie du « charme » de cette lecture. Benjamin Fogel se concentre sur quelques personnages dont il alterne les points de vue ou récits : Simon et Yvan, les deux frères à l’origine du groupe, Iris et Kahina, leurs copines, Tristan, un incel au rôle central, Sébastien Miller, l’enquêteur qui gravite autour des incels pour tenter de les coincer, Manon, sourde qui va venir clore l’histoire…

Dans ce roman, Benjamin Fogel décrit des personnages centrés sur leurs pulsions et sur leurs envies. On en a tous. Ce qui différencie les gens face à ses pulsions, c’est la raison et l’empathie dont la présence chez certains empêche le passage à l’acte et dont le manque favorise l’acte d’assouvissement pour soi au détriment des autres. La toxicité des êtres humains, ici les hommes, n’a pas de frontière, ni physique, ni idéologique…

Dernier petit point, à mon sens essentiel mais cela relève de l’intuition, tous les chapitres sont rédigés à la troisième personne du singulier à une exception près : ceux qui consistent dans le point de vue de Simon. Cela fait en quelque sorte de ce roman, de ces chapitres à tout le moins, une confession de Simon alors que son caractère, plutôt secret et égocentrique, n’en fait pas une personne a priori tournée vers l’expression d’un regret ou capable d’une forme de contrition. Mais cette expression à la première personne du singulier colle avec son égocentrisme… Et après tout, ce passage au « je » pour Simon n’est pas non plus incohérent dans la mesure où s’il y a histoire, s’il y a matière à roman, c’est un peu par les actes de ce personnage qu’ils prennent tournure. Le « je » est aussi un moyen pour l’auteur de s’impliquer dans le roman, pour ne pas paraître n’être que le témoin qu’il est mais un auteur qui s’investit dans les réflexions proposées. Et ce faisant, il embarque le lecteur avec lui.

J’avais déjà beaucoup aimé « La transparence selon Irina » mais « Le silence selon Manon » est encore plus bluffant, à mon sens, plus efficace dans le sens où le thème de ce deuxième roman est, comment dire, moins « technique » que dans le premier. On y rentre plus rapidement, c’est un atout indéniable. Pour autant, il n’est pas moins fort, moins passionnant. Au contraire ! Si le troisième suit la même tendance, vivement la suite. Et si « Le silence » se déroule chronologiquement avant « La transparence », paru lui en premier, il permet de faire le lien entre les deux récits : l’un, le deuxième paru, débouchant sur la création du système développé dans l’autre, le premier paru. Je vous concède qu’il est un peu tordu le Benjamin Fogel. Mais il est brillant et mène parfaitement sa barque. Qui plus est, l’histoire propose aussi un petit côté polar pur jus en plus de l’aspect roman noir sociétal.