Dans le ventre de Klara – Régis Jauffret – Service de Presse

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Titre : Dans le ventre de Klara

Auteur : Régis Jauffret

Editeur : Récamier

Klara et le futur pauvre type

Ma connaissance de l’œuvre de Régis Jauffret est assez limitée. Elle se résume d’une part à ses microfictions (succession de textes sombres d’une ou deux pages maximum) et à la réputation parfois sulfureuse de certains de ses textes. Autant dire que le récit de la grossesse de la mère d’Hitler par cet auteur pouvait être tout, le pire comme le meilleur.

Le point de départ de Régis Jauffray est de dire qu’on ne connait a priori que peu de choses des parents d’Hitler et surtout de sa mère. Origines familiales, origines sociales. Cela ne constitue qu’un background et laisse la place à penser le reste comme on veut… une matière parfaite pour un écrivain. Régis Jauffret dit que « ce roman est constitué de faits et d’imaginaire comme un corps de chair et d’os »… j’aurai dit « comme un corps de chair et d’esprit » pour mieux évoquer la coexistence des faits (la chair) et de l’imagination (l’esprit).

Régis Jauffray s’engouffre dans ces interstices pour combler les trous avec son imagination, fertile mais pas si débridée, des quelques mois situés entre juillet 1888 et avril 1889. Klara est une femme soumise à tout point de vue. Elle l’est d’abord à son mari. Elle l’est ensuite à la religion. Elle l’est enfin à l’écriture.

Klara vit dans l’ombre et sous la coupe de son mari qui la domine et la rabaisse dès qu’il peut. Klara vit dans l’ombre et sous la coupe du prêtre de la paroisse qui la rabaisse à la moindre occasion. Klara vit dans la peur de ces deux figures aussi tutélaires qu’oppressantes. La terreur qu’elle éprouve face à elles est telle qu’elle tait sa seule planche de salut : l’écriture. Klara est une femme constamment humiliée.

Et la grossesse de Klara n’arrange rien au contraire. Elle y met pourtant tous ses espoirs d’enfanter un être humain parfait sans avoir conscience de celui qui grandit dans son ventre. Ou sans vouloir en avoir conscience. Car le récit de Régis Jauffret est jalonné d’images de la Shoah qui surgissent comme autant de prémonitions des cauchemars à venir. Ce sont ces incises, pas si nombreuses au demeurant mais tellement évocatrices, qui donnent au texte son intérêt littéraire. A travers cette écriture aussi bien que dans la passion de Klara pour l’écrit, Régis Jauffret démontre le pouvoir de la littérature et rend compte de sa force, de son importance.

Pour matérialiser un peu cette idée des incises, qui fonctionne par glissement temporel entre la narration de 1888 et de la Seconde Guerre Mondiale comme s’il n’y avait justement ni espace ni temps entre les deux périodes, voici un extrait, tiré de la page 127. Le mari de Klara est convoqué en qualité de fonctionnaire des douanes : « Au début du mois, l’administration des Douanes avait convoqué ses fonctionnaires à Vienne afin de les initier à la photographie. Dorénavant, ils devaient portraiturer eux-mêmes le moindre contrebandier pour illustrer son dossier d’un cliché et avec leurs appareils portatifs qu’ils pouvaient glisser dans une poche de leur uniforme, les soldats photographiaient leur proie nue qu’ils contraignaient à courir dans la neige à coups de bâton et les vieilles gens obligées de sauter pour attraper les nuages et un bébé tête le sein de sa mère morte et tous les langages du globe à bout de mots pour raconter la douleur et Oncle rêvait de séjourner dans le quartier du palais impérial de Hofburg et ils furent logés dans un chantier de la caserne Rossaner. ». L’absence de frontières dans le texte entre la grossesse de Klara (ou l’évocation de son passé) et l’évocation frontale de la Shoah fait exploser l’atrocité du monstre que deviendra Hitler dès sa conception. Le procédé est brillant et puissant.

Au sujet du « Oncle », c’est ainsi que Klara réfère à son mari, qui est bien son oncle, sujet de discorde entre Klara, son mari et le prêtre qui menace ouvertement d’excommunier Klara. La religion non, plus ne sort pas grandie cette histoire comme elle n’est pas non plus sortie grandie de la Seconde Guerre Mondiale.

Un autre extrait où Klara évoque sa famille : « Il se méfiait de ma famille dont six des onze enfants étaient morts en bas âge. Parmi les décédés, deux étaient infirmes et leur disparition ne fut pas pleurée. Quant à ma sœur, seul un estropié comme elle s’en accommoderait peut-être. Ils mettraient au monde des êtres disgraciés encore et la joie juvénile des SS à peine sortis de l’adolescence de courser ces enfants nus échappés du bunker pour leur fracasser le crâne et ils éprouvent un plaisir redoublé à enfourner leurs corps sans vie et leurs parents les rejoindront quand ils auront fini de mourir asphyxiés et elle rhabilla le bébé qu’elle berça ensuite et qui se rendormit. »

L’auteur explore aussi les questions de la responsabilité, de la culpabilité (en lien toujours avec la religion et le péché originel), des causes, des influences et des conséquences de l’environnement social et de l’éducation des parents dans le développement de leur progéniture. Il ne le fait jamais pour justifier ce qu’est devenu Hitler par la suite, rien ne justifie ce qu’il a perpétré, ni même l’expliquer, cela ne s’explique pas. Au contraire, la vertu de ce récit est bien de démontrer que l’humanité ne sera jamais à l’abri de l’émergence d’un déséquilibré qui perturbera son équilibre. Si tant est qu’on puisse y trouver un équilibre. Il suffit pour cela d’observer ce qui se passe aux frontières de l’Europe…

Bref, il ne faut pas avoir peur de plonger dans ce livre, ni à cause du sujet ni éventuellement à cause de l’auteur.