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Et cette machine dans ma tête, machine sourde et tempête

Cette tempête particulière, celle d’Eric Pessan, est un très court roman (109 pages tout compris) mais très très dense. Ce n’est pas chose aisée d’être à ce point précis, concis et explicite en aussi peu de pages pour évoquer tant de choses. C’est une des prouesses d’Eric Pessan.

Les deux sujets du livre peuvent tenir en ces quelques mots : d’un côté la pièce de théâtre La Tempête de Shakespeare et de l’autre un père, David, forcé de garder sa fille dont la crèche est en grève, acteur et metteur en scène dont le projet de monter La Tempête de Shakespeare a sombré littéralement, emportant avec lui sa vie professionnelle, qui profite de cette journée orageuse, enfermé dans son appartement avec sa fille de deux ans et demi, Miranda, attendant le retour de sa femme, Anne, enseignante, la seule à faire vivre financièrement le ménage, et profitant de cette situation pour « jouer » avec sa fille la pièce telle qu’il l’avait en tête.

Il n’est pas nécessaire de rappeler ici à quel point les pièces de Shakespeare sont d’une rare modernité. Les thèmes, les relations humaines, les drames, les tragédies et les comiques de situation sont autant de sujets traités par Shakespeare avec l’œil de son époque et qui pourtant résonnent encore aujourd’hui avec une acuité surprenante. Eric Pessan fait de l’appartement de David, avec son unité de lieu et de temps (le roman se joue sur une journée), en une scène de théâtre grandeur nature où se joue la pièce à travers les interactions entre David et sa fille et où se rejouent, dans les relations de David avec ses parents et son frère, dans celles qui se tendent entre David et Anne, dans l’orage qui gronde et éclate dans la rue, dans l’évocation du COVID et des fermetures des théâtres mis en parallèle avec la peste au XVI° et au XVII° siècles et les fermetures de théâtres, bien des choses tirées de la vie de Shakespeare ou de sa pièce, La Tempête. Eric Pessan ne se contente pas de draper la pièce de Shakespeare d’oripeaux modernes comme les metteurs en scène transposent souvent les pièces de l’auteur anglais dans des époques post-XIX° siècle avec tout le décorum qui va avec. Sa tempête existe en 2023 comme un miroir de celle du XVII° siècle.

Outre cette belle mise en scène, parfaitement maitrisée, en 5 actes et un entracte (la sieste de Miranda !), Eric Pessan dresse un tableau aussi précis que dramatique de l’état de l’art théâtral : le regard de la société politico-économique sur le théâtre, cette espèce de condescendance ordinaire face à la culture, les difficultés à exister dans un monde culturel post-confinement, la radicalisation de la société dans son ensemble vis-à-vis des intermittents, la place et le rôle du théâtre dans la société… sont autant de thèmes abordés par Eric Pessan. Sans concession, il dit toutefois aussi la beauté qui se cache derrière les difficultés à exister dans ce monde, la dépendance vis-à-vis des décideurs, monarques aux XVI° et XVII° siècle, politiques et élus locaux au XXI° siècle.

La beauté du théâtre réside dans l’éclairage que peut donner un imaginaire sur le monde, « une pièce de théâtre est toujours un miroir, sans cela, si elle ne reflète rien de nous, on s’y ennuie », dans la liberté (ou le risque selon le point de vue) laissée au metteur en scène et aux acteurs d’utiliser le ton qu’ils souhaitent pour exprimer les propos des personnages et donc de l’auteur. Ce pouvoir créatif se cristallise dans le fait que, pour Eric Pessan, à travers la bouche de David, il n’importe pas tant d’être acteur de sa vie, selon l’expression consacrée, mais l’auteur de celle-ci.

Eric Pessan oppose, à travers le personnage de David et celui de son petit frère (celui qui a réussi, est élu de la République et siège aux commissions qui tiennent dans leurs votes la vie et la mort, par l’intermédiaire de l’attribution ou non de subventions, des acteurs de la culture, deux visions de l’art. Il y a la vision créatrice de David : l’art pour l’art si on veut résumer (un peu trop) rapidement. Il y a la vision utilitariste de son frère : l’art n’est nécessaire qu’à partir du moment où il est grand public, facile, consensuel, distrayant… et donc rentable. L’art doit-il n’être qu’un objet culturel ? Un bien de consommation ? L’une et l’autre de ces visions peuvent-elles cohabiter ?

Au-delà de la stricte évocation du théâtre et de la place de la création, Eric Pessan aborde des sujets aussi variés que les notions de filiation et de paternité et de transmission intergénérationnelle.

Alors ce livre a beau ne faire qu’une centaine de page, il faut savoir prendre le temps de le lire, d’en découvrir toutes les astuces reliant l’époque de Shakespeare et Shakespeare lui-même à notre époque et à nous-même, d’en apprécier les digressions sur l’art et la création, d’en savourer la douce mais néanmoins intransigeante plume.

A garder sous le coude pour une journée de tempête.

Extrait page 105 : « De l’artifice, des mensonges, des décors actionnés par des cordages et des poulies, des costumes, des artefacts. Le théâtre est un mensonge qui chemine vers la vérité. Pour connaitre quelqu’un, il vaut mieux lui demander de révéler l’ensemble de ses masques plutôt que de le mettre à nu. »

Extrait page 107-108 : « Depuis l’enfance, David et son frère n’ont plus été capables de dialoguer. David se réfugie souvent dans le confort du monologue. Il est harassé par avance à l’idée de défendre l’importance de la culture pour l’émancipation des individus. Son frère monologue impératifs de croissance, productivité, compétitivité, ajustement de l’offre à la demande. Ce serait ç, dans le fond, être de gauche ou de droite ? Opposer l’idée de la nécessité d’éduquer à celle d’ajuster l’offre ? »